Souvent on explique la technique dans les arts martiaux par l’aphorisme : « avoir le maximum de résultat en employant le minimum de force ». Pour l’Aïkido (voie de l’harmonie des énergies) comme pour le Judo (voie de la souplesse) on renforce cette explication en disant que les techniques de ces disciplines visent à « utiliser la force de l’adversaire pour le vaincre ».
La force
Lorsqu’on voit l’entrainement de musculation et de développement de la force explosive auquel sont soumis les compétiteurs de Judo, on devine bien que ces explications sont très réductrices.
Pour développer cette explication en restant dans le domaine des arts martiaux (et non pas du Judo comme sport de compétition) et de l’Aïkido en particulier retenons d’abord deux éléments :
1°) Les techniques sont destinées à vaincre dans des situations asymétriques, c’est-à-dire où l’adversaire est plus fort physiquement (ou parce qu’il est armé, qu’il attaque par surprise, qu’il est plus nombreux, etc.). Le but de l’étude et de l’entraînement aux techniques n’est donc pas de devenir plus fort physiquement que l’adversaire. En revanche la mise en œuvre ces techniques exige quand même de développer une force suffisante pour pouvoir les exécuter avec efficacité.
2°) La pratique de l’Aïkido rend plus fort parce que c’est une éducation physique très complète. Plus précisément, elle rend robuste, parce qu’au cours d’une séance d’entraînement, tout le corps est sollicité pour un travail musculaire consistant à saisir, à pousser, à se relever depuis le sol, à fléchir sur ses appuis, etc. Elle construit donc la force musculaire de l’ensemble du corps et l’endurance cardio-respiratoire.
L’acquisition progressive de cette robustesse n’est d’ailleurs qu’une partie des qualités physiques que l’on acquiert et des bénéfices que l’on retire de la pratique, il faut y ajouter le développement de l’équilibre, de la souplesse, de la proprioception, de l’amplitude articulaire, de la sûreté des déplacements, de l’habileté des gestes, de la coordination des mouvements, etc.
Toutes ces qualités physiques, parmi lesquelles une force suffisante, sont nécessaires pour exécuter les techniques d’Aïkido. Réciproquement, c’est la pratique répétée de ces techniques comme Tori et comme Uke, qui développe ces qualités chez l’aïkidoka. La force que l’on va acquérir grâce à cette pratique n’a pas à être plus importante que celle de l’adversaire, puisque par principe on s’attend toujours à ce qu’il soit « plus fort ». En revanche, cette force doit être suffisante pour mettre en œuvre la technique adaptée à un moment et à un endroit où l’adversaire est vulnérable.
Être au bon endroit au bon moment
Pour le débutant, jusqu’au grade de Shodan (ceinture noire), l’essentiel de l’entrainement d’Aïkido va consister à apprendre à exécuter les techniques et simultanément à développer les qualités physiques que cet apprentissage induit. Ensuite, pour le pratiquant expérimenté, l’étude de l’Aïkido consiste essentiellement à créer, par des déplacements et des mouvements, un moment et un endroit où une technique pourra être placée avec efficacité sur un adversaire même s’il plus fort, plus rapide, plus mobile (hanmi hantachi waza), armé (buki waza), ou supérieur en nombre( kakari geïko).
Cette étude est infinie, passionnante, jubilatoire. Même en vieillissant on n’y rencontre pas de limite corporelle tant que l’on peut se déplacer : pour créer la conjonction du bon moment, du bon endroit et de la bonne technique un jeune Yudansha (gradé) aura besoin de faire beaucoup de déplacements, avec des mouvements de grande amplitude, le rythme de son action sera rapide avec des accélérations similaires à celles d’une épreuve sportive. A contrario un vieux maître, sans avoir besoin de se déplacer beaucoup, ni de donner une impression de vitesse et de puissance gestuelle, n’aura besoin que d’une seconde et d’un m² pour mettre son adversaire dans une situation de déséquilibre et vulnérabilité où la technique passera « toute seule ».
La mobilité : ma-aï et taï-atari
Dans le vocabulaire japonais des arts martiaux, les notions d’ « endroit » et de « moment » sont rendues par un concept unique : le ma-aï. Avant de tenter une traduction , on peut bien comprendre ce dont il s’agit en regardant ces images du boxeur de légende Mohamed Ali (Cassius Clay – l’idée d’illustrer la notion de ma-aï par cette vidéo vient d’un post du blog Budo No Nayami).
Il est mobile de façon à être sans cesse au bon endroit au bon moment, c’est-à-dire qu’il se déplace en fonction des attaques de son adversaire pour se mettre toujours à la limite précise où il va éviter les coups tout en étant encore assez près de lui pour pouvoir à son tour le frapper. On remarque que dans la plupart des cas Mohamed Ali ne donne jamais l’impression d’accélérer ou de se dépêcher mais qu’au contraire il semble se déplacer avant même que son adversaire lance son poing : même s’il est touché, il n’est qu’effleuré par les gants et l’énergie du coup qu’il reçoit s’est déjà épuisée. Il n’a presque jamais besoin de faire de grands mouvements d’esquive qui lui feraient quitter la distance idéale où il peut à son tour attaquer, son propre coup de poing peut alors surgir au moment favorable pour frapper de plein fouet un adversaire qui n’a même pas pu voir le déclenchement de l’attaque. Lorsqu’il a vraiment besoin de se déplacer pour retrouver une vision d’ensemble, il rompt clairement cette distance par quelques grandes enjambées qui lui font traverser le ring et lui permettent de regarder « tranquillement » l’autre boxeur s’approcher afin, au sens strict, de « prendre la mesure » de ses possibilités de déplacement et de mouvement.
Même s’il n’a jamais pratiqué les arts martiaux japonais, Mohamed Ali maîtrise donc le ma-aï.
Ma-aï, la distance dynamique
L’idéogramme « aï » se traduit par « le même », « en harmonie », comme dans Aïkido (voie de l’harmonie des énergies). L’idéogramme « ma » vient de l’architecture, c’est l’intervalle entre deux piliers auxquelx viennent d’accrocher les battants d’une porte, c’est une notion très importante pour l’architecture traditionnelle japonaise, à la fois pour des raisons fonctionnelles évidentes : le « ma » conditionne la taille de chaque battant, leur débattement, la taille du seuil permettant l’ouverture de la porte, etc. et, par conséquent, pour des raisons esthétiques de perspective, de symétrie et d’équilibre des formes et des volumes de l’édifice.
Dans toute phase de combat, les adversaires sont d’abord à une distance où ils ne peuvent pas s’atteindre mais qui leur permet de s’évaluer. Cette distance est relative et dépend des adversaires, qui sont plus ou moins grands, combattent à mains nues ou avec des armes plus ou moins longues et qui se perçoivent mutuellement comme plus ou moins rapides et plus ou moins habiles. Chacun a donc son propre « ma », mais il ne l’a qu’en tenant compte, « aï », de celui de son adversaire ; ce ma-aï en même temps les sépare et les relie : que l’un se déplace ou saisisse une arme, le ma-aï qui les relie est modifié et l’autre va devoir se déplacer ou changer sa garde pour l’adapter au nouveau ma-aï, ce faisant il va à son tour changer le ma-aï, etc.
Ce processus peut prendre une fraction de seconde ou être plus long, comme dans le round d’observation qui ouvre souvent les combats de Boxe ; il peut consister en de nombreux déplacements amples et rapides ou procéder d’ajustements à peine discernables de l’extérieur, comme c’est parfois le cas dans les combats de Kendo.
Parfois, dans ces combats, la supériorité de la maîtrise du ma-aï par l’un des duellistes est telle que l’autre va admettre sa défaite et renoncer sans qu’il y ait eu d’attaque.
En général toutefois l’attaquant (Uke) va prendre l’initiative d’entrer dans une distance où il pourra frapper son adversaire (Tori), c’est à partir de cette situation que se construisent toutes les techniques d’Aïkido.
Taï-atari
En Aïkido, l’attaque est toujours le moteur de la technique que l’on va exécuter pour se défendre : le déclenchement de l’attaque d’Uke va déclencher un déplacement synchrone de Tori visant à sortir de l’axe de l’attaque en se plaçant dans une distance et sous un angle favorable pour prendre contact avec le corps d’Uke placé en situation de vulnérabilité.
En Aïkido, on emploie « taï-atari » pour désigner l’instant du premier contact physique entre Uke et Tori, mais littéralement cela signifie « frapper avec le corps ».
Ce premier temps d’une technique est, si l’on s’intéresse à l’efficacité en combat, le déterminant : selon la discipline pratiquée, le taï-atari pourra être un coup définitif (un atemi sur un point vital ou porté avec une arme) ou un premier coup incapacitant avant d’enchaîner d’autres coups, un balayage, une clef ou une projection ; dans tous les cas la technique vise une mise hors de combat rapide.
Ces techniques, pragmatiques, efficientes et rapides viennent du Daïto Ryu, qui existe depuis près de 1000 ans et dont l’Aïkido du XXe siècle est en grande partie issu, elles sont conservées dans des écoles d’Aïkido crées par des maîtres qu’O Senseï Morihei Ueshiba avait formés dans les années 1930. Ces acteurs ont ensuite développé leurs propres démarches avec son aval, ainsi l’Aïkido Yoshinkan fondé par maître Gozo Shioda en 1955 ou l’Aïkido Yoseïkan fondé par maître Minoru Mochizuki qui se développe en France depuis 1951 sous le nom d’Aïkibudo.
L’Aïkido « moderne », qui se répand à partir des années 1970 depuis le dojo central (hombu dojo) de l’Aïkikaï à Tokyo, se développe dans un sens moins pragmatique. Il vise plutôt à enchaîner d’autres temps à la suite du taï-atari, sans inhiber le mouvement d’Uke mais au contraire en le guidant et en l’amplifiant de façon à le précipiter dans une succession de déséquilibres qui l’amèneront quasiment « tout seul » à redevenir inoffensif, soit parce qu’il sera expulsé du ma-aï par une projection, soit parce qu’il y restera paralysé par une immobilisation.
Conclusions ?
C’est plutôt dans cette démarche que nous nous situons à Neko Aïkiclub avec une recherche de fluidité à partir d’un développement de la mobilité. Il est important toutefois de bien comprendre que ces différentes approches ne sont pas exclusives les unes des autres mais qu’au contraire une étude approfondie de l’Aïkido conduit à les intégrer. On trouvera de passionnantes explications sur ce sujet dans cette interview d’Olivier Gaurin, qui pratique au Japon à la fois au Hombu Dojo de l’Aïkikaï et dans un dojo de Daïto Ryu.
Enfin il faut noter, sans le développer parce que cela conduirait à sortir du cadre de cet article, que la notion d’Aïkido « moderne » est à relativiser car tout l’Aïkido, et même tout que nous appelons Budo, est par construction « moderne » aux sens historique, sociologique et éthique de ce mot.