Sortir du labyrinthe des mains

J’ai 63 ans et j’ai commencé à étudier les arts martiaux à 16 ans, à ce point de ma recherche je privilégie l’étude du Jo (bâton, Aïkijo) à celle du Ken (sabre, Aïkiken), même si bien entendu les élèves de Neko Aïkiclub reçoivent l’enseignement de base avec ces deux armes. Dans la formation physique et mentale à, et par, l’Aïkido, la pratique de ces armes a des intérêts différents et spécifiques.

Recherche

Le bâton permet de développer l’ambidextrie, non seulement des mains mais de l’ensemble du corps, la tenue asymétrique du sabre bride ce développement. Les propos de Morita Monjûrô grand maître de Kendô du XXe siècle sont très clairs sur cet enjeu* :

« En Kendô, les difficultés viennent de ce que l’on tient le sabre à deux mains. Je me suis égaré dans un labyrinthe en appliquant différentes méthodes. Je ne réussissais pas à manier correctement le sabre et dépensais de l’énergie inutilement ».

En effet, en Kendô comme dans le sabre de l’Aïkido, on tient le sabre avec la main droite sous la garde et la main gauche à l’autre extrémité de la poignée, c’est le mouvement de levier entre les deux mains qui permet d’armer puis de couper. On se déplace donc, toujours en Kendô  et presque toujours en Aïkiken, en avançant le pied droit qui est ensuite rattrapé par le pied gauche, et la réciproque pour reculer.

Ceci va à l’encontre de l’organisation du corps humain qui utilise et s’équilibre par des tensions diagonales : du pied gauche vers la main droite et réciproquement (étudiez votre façon de marcher !) qui se croisent au centre du corps (le bassin, les hanches, le ventre). La force, la stabilité de ce centre, la capacité de pivoter autour ainsi que de le mouvoir pour se déplacer en transmettant la force des appuis de pieds vers les mains, sont le point le plus important de la pratique des arts martiaux. En tout cas c’est ce que je retiens des arts martiaux d’origine japonaise, et je pense aujourd’hui que c’est même le point le plus important de toute pratique corporelle.

Dans ce centre du corps, les Maîtres japonais repèrent plus précisément le tanden et le koshi dont Morita Senseï nous dit que le koshi est situé au bas du dos et le tanden au bas du ventre :

« Le tanden et le koshi, situés de part et d’autre du corps, forment dans la pratique un ensemble. Chaque utilisation des muscles du koshi se transmet au tanden en le stimulant par pression, ce qui active positivement différentes parties du système nerveux. (…) La musculature du tanden et du koshi forment une unité, mais leurs rôles ne sont pas les mêmes. Le tanden commande le koshi. L’entrainement du koshi est synonyme d’entrainement du tanden et par là il devient un entrainement du corps et de l’esprit. Si l’on pense ainsi l’entrainement, chacune des techniques sert à renforcer la musculature du koshi et le tanden (…). Le maniement parfait du sabre en Kendô est produit par l’intégration de 3 éléments : la rotation du koshi, les tensions diagonales produites par cette rotation et le déplacement du corps. » 

Nous autres, aïkidoka, n’avons aucune raison de nous imposer les affres que Morita Senseï a dû endurer pour sortir du labyrinthe dans lequel ses mains enfermaient tout son corps. L’Aïkido à main nue (taï jutsu) est symétrique et nous étudions les armes pour construire et perfectionner cette pratique à main nue. Avec le Jo nous avons une arme qui est parfaitement symétrique.

La pratique du Jo permet une ambidextrie complète : non seulement les deux  mains peuvent jouer alternativement des rôles réciproques mais cette réciprocité s’étend aux tensions diagonales qui se croisent au centre du corps et s’organisent par l’action complémentaire du koshi et du tanden. Par sa longueur et sa légèreté, grâce au vaste répertoire de mouvements, de déplacements, de pivots que les techniques d’Aïkijo nous proposent, le bâton nous permet d’étudier de manière symétrique ces tensions. Dans les déclenchements de techniques où il faut bouger instantanément, le koshi peut propulser le tanden (irimi) avec autant de force dans toutes les directions, que l’on soit sur un pied ou sur l’autre. Simultanément, les mains peuvent changer de position sur le bâton, l’une peut le lancer pour lui permettre de tourner alors que l’autre le retient. Les tensions diagonales qui viennent des appuis de pieds et qui passent par le centre (la force du ventre) être instantanément transmises d’une main à l’autre, s’inverser, se compléter, s’équilibrer, de manière immédiate et réciproque.

Enseignement

Si je laisse de côté ma recherche personnelle, centrée sur mes propres progrès, pour reprendre mon rôle d’enseignant d’Aïkido, j’ajoute que tout cela se met parfaitement en place dans la pédagogie des différentes techniques à main nue. Les appuis, les pivots, les extensions du pied à la main opposée, les effets de balancier entre les deux bras et les deux jambes lors des changements d’hanmi seront mis en œuvre en même temps que le déplacement correct du bassin et du centre dès lors que l’on a un bâton dans les mains. Les nombreuses transitions entre Aïkijo et taï jutsu que permettent les études de Jo dori et de Jo nage permettront ensuite d’installer ces « maniements parfaits » dans la pratique à main nue.

Enfin, et ce ne sont pas les moindres qualités utiles à l’enseignant, le travail au bâton est ludique lorsqu’on s’amuse à deux partenaires, il permet aussi de s’entrainer seul et il se pratique aisément en plein air. Dernier avantage, en démonstration il est harmonieux et spectaculaire.

(*Les citations sont issues de la traduction que Kenji Tokistu donne d’extraits de l’ouvrage de Morita Monjûrô, Koshi to tanden de okanau kendô (Le Kendô à partir du bassin et du tanden), paru à Tokyo en 1987. In Kenji Tokitsu, Miyamoto Musashi, maître de sabre japonais du XVIIe siècle, Ed. DesIris 1998.)

Ce contenu a été publié dans Non classé, Notre Aïkido. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.