Nous reproduisons ici des extraits de deux interviews données par Christian Tissier Shihan récupérées sur des blogs de pratiquants.
Christian Tissier Senseï est l’inspirateur, l’animateur et le leader du style d’Aïkido que nous pratiquons et enseignons. En 2016, il a été promu au grade de 8e dan par l’Aïkikaï, devenant ainsi le premier non japonais à atteindre ce niveau.
Comme il est une des références majeures de l’Aïkido international, il a tout à la fois des thuriféraires et des critiques qui ne sont pas les uns comme les autres exempts d’exagération pour parler de sa pratique et de sa personnalité.
Les deux interviews remettent les choses et son rôle à leurs justes places : c’est lui même qui raconte sa formation et sa filiation technique avec le Doshu Kisshomaru Ueshiba et Yamaguchi Senseï, explique le sens de son travail aujourd’hui, donne son avis sur l’enseignement au Japon, sur les qualités et les défauts des autres experts, les différences et parfois la conflictualité entre les différentes écoles de l’Aïkido contemporain.
(En cliquant les titres ci-dessous on peut voir l’intégralité des interviews sur les sites d’où j’ai copié les extraits, les vidéos ci-dessous ne figurent pas nécessairement dans les documents originaux et des photos ont été supprimées).Interview de Christian Tissier : Recherche de la perfection
Cette première interview est extraite de Tsubaki Journal , le site web édité par Léo Tamaki où elle a été publiée en 2007. Léo Tamaki édite aujourd’hui le blog Budo no nayami qui informe notamment sur son activité d’enseignant. Cette interview a une saveur particulière pour nous parce qu’elle raconte l’anecdote amusante des débuts de Christian Tissier en Kick Boxing avec Lilou Nadénicek, notre professeur au Kiaï club, et que nous connaissons aussi une version de la bouche de ce dernier, similaire mais avec des détails encore plus droles.
On ne présente plus Christian Tissier. Parti à dix-huit ans au Japon pour six mois il y restera finalement sept ans et deviendra l’un des plus célèbres experts d’Aïkido de notre époque. Il a bien voulu répondre à nos questions sur son parcours, la pratique et le monde de l’Aïkido. Interview sans langue de bois.
Vous êtes parti au Japon à l’âge de 18 ans, c’était une grande décision pour quelqu’un de cet âge.
(rires) Il faut replacer les choses dans leur contexte. En 68 il y avait eu les évènements. Depuis les gens partaient à Katmandou, en Inde ou au Mexique. J’avais aussi envie de voyager avant d’entamer des études supérieures et j’ai décidé de partir au Japon. Je pratiquais déjà l’Aïkido et je me suis dit que j’allais aller passer six mois là-bas et que ce serait bon.
Comme pour beaucoup de gamins mes parents n’avaient pas spécialement d’argent alors j’ai cumulé les boulots, aux Halles et comme déménageur. Dès que j’ai eu l’argent j’ai pris un billet par le transsibérien. On ne peut pas se rendre compte maintenant mais à l’époque c’était impensable de prendre l’avion, il n’y avait qu’un vol par semaine avec Air France. J’ai donc fait trois semaines de train et je suis arrivé à Tokyo.
A cette époque la distance impliquait une véritable séparation contrairement à aujourd’hui. Est-ce que vous avez eu des moments de solitude ?
Il y a eu quelques moments difficiles mais pas trop. C’est probablement une question d’âge et de caractère. Moi j’étais jeune, très ouvert et curieux.
J’ai été bien accueilli à l’Aïkikaï. Au départ c’était un peu bizarre parce que les gens se demandaient qui j’étais, ce que je faisais. A cette époque il y avait très peu d’étrangers. Alors un gamin qui arrivait comme ça éveillait la curiosité. Le Doshu me regardait du coin de l’œil et il se demandait si j’étais un fils de diplomate ou de business man.
Quand je suis arrivé au Japon on était vraiment très peu de français. Et tous les gens qui étaient là venaient pour le Budo. On était une communauté où on se connaissait tous, que l’on soir pratiquant de Karaté, Judo ou Kendo.
Ce n’est plus le cas maintenant car même dans l’Aïkido les gens se côtoient peu. Il y a des groupes, on s’aime on ne s’aime pas. Nous nous étions tellement peu nombreux qu’on se voyait partout et on a lié des amitiés qui durent toujours.
Donc des moments de solitude il y en a eu un peu, il y en a toujours, mais franchement, le côté matériel était plus difficile au départ.
Je n’avais pas d’argent parce que j’étais top jeune pour être crédible pour donner des cours de français. Mais j’ai eu un peu de chance. J’ai les yeux très clairs, bleus verts, j’étais plus mince que maintenant, il n’y avait pas beaucoup d’étrangers et j’ai beaucoup travaillé dans la mode comme modèle. Maintenant ça ne marcherait probablement plus parce qu’il y a de vrais professionnels mais à l’époque j’ai beaucoup travaillé comme cela et ça m’a permis de rester au Japon.
La chance a ensuite continué et je suis devenu enseignant de français dans diverses institutions jusqu’à être engagé à l’institut franco japonais où j’ai obtenu un poste qui me permettait de m’entraîner autant d’heures que je voulais avec peu d’heures de travail.
En général les japonais regardent les étrangers arrivant dans un dojo avec un mélange de suspicion et de curiosité. Quand avez-vous senti que vous étiez accepté ?
Il y avait de la curiosité effectivement mais je ne m’en rendais pas compte à l’époque. C’est rétrospectivement quand je me souviens comment ça s’est passé que je vois les choses.
J’allais à tous les cours. Parce que ça me passionnait bien sûr, mais en plus je n’avais rien d’autre à faire de toute façons car je n’avais pas un sou à mon arrivée. J’y étais le matin, j’y étais à trois heures, j’y étais jusqu’au soir. Donc assez vite comme ça j’ai sympathisé avec les gens.
J’étais 2ème dan déjà à l’époque mais franchement je n’avais pas un bon niveau. (rires) J’avais tout à revoir mais bon, je n’étais pas débutant, je savais chuter, je savais me protéger.
Je suis devenu copain très rapidement avec les uchi deshis de l’époque. Avec Endo, Suganuma, Toyoda qui est mort maintenant. Avec Yasuno aussi, Miyamoto qui est arrivé plus tard, puis Osawa senseï, Yokota senseï. C’est une période d’où sont issus les enseignants seniors de l’Aïkikaï d’aujourd’hui.
Et puis j’ai beaucoup travaillé avec quelqu’un qui avait une ceinture blanche à cette époque, Moriteru Ueshiba. Donc assez rapidement son père m’a pris un peu sous son aile avec Yamaguchi senseï.
Après j’ai commencé à être l’uke du doshu une fois par semaine, puis deux, et au bout d’un an j’étais l’un de ses principaux uke. J’ai aussi reçu la responsabilité de m’occuper des élèves étrangers ce qui m’a valu un petit signe honorifique sur mon keïkogi. (rires)
On travaillait tous comme ça à l’Aïkikaï autour du Doshu, de Yamaguchi senseï. Il n’y a donc pas un moment particulier qui me revient en mémoire parce que cela s’est fait très naturellement.
Est-ce que vous pensez qu’il est nécessaire d’aller étudier au Japon ?
C’est une question un peu difficile. Je pense que maintenant ce n’est plus nécessaire dans certains pays comme la France où il y a un bon niveau technique. Mais ça peut être intéressant d’y aller à partir d’un certain niveau dans la mesure où vous avez quelqu’un qui s’occupe de vous.
Le gros problème des gens qui vont au Japon, c’est que généralement ils sont souples, ils savent bouger un petit peu mais ils n’ont aucune construction. Très franchement souvent quand ils reviennent je ne les trouve pas bons.
Quand vous voyez les uchi deshis travailler à l’Aïkikaï, ce n’est pas du tout la façon dont travaillent les autres pratiquants. Ils sont très carrés. Parce que en dehors des cours on leur explique que c’est comme ça qu’il faut travailler.
Moi j’ai eu la chance d’être pris en main par le Doshu et Yamaguchi senseï et d’être ami avec Saotome senseï. J’étais jeune, ils m’aimaient bien et je pense qu’ils voyaient quelque chose en moi qui leur a plu. Donc ils ne me laissaient pas passer les choses. Ils m’ont enseigné comme on enseigne à un futur professionnel.
Ce qui n’est pas le cas de la majorité des gens. J’en connais qui sont restés vingt ans au Japon, avec qui c’est agréable de bosser, mais qui ne sont pas structurés, ni dans leur corps ni dans leur technique. C’est là le risque d’aller au Japon sans introduction.
C’est un peu dur à dire mais si on n’a pas d’introduction on est un touriste. Ça se passe bien, les senseïs sont sympas, ils vous prennent comme uke, mais ils ne vous considèrent pas comme quelqu’un qui va les représenter un jour et ne vous forment pas profondément.
Ceci mis à part, l’Aïkikaï reste très intéressant parce qu’il ouvre l’esprit au niveau de la technique. Il y a un ensemble de professeurs qui ont chacun une forme différente mais juste. On ne peut plus après être passé là-bas dire « C’est ça et pas autre chose. ». Quand on a vu Osawa senseï pratiquer d’une certaine manière, et X ou Y travailler d’une autre, on comprend que les mêmes principes s’expriment sous des formes différentes.
A l’époque je passais d’un maître à l’autre sans être gêné. Maintenant les gens s’attachent à la forme mais pas aux principes. Je peux le comprendre parce que je suis passé par là aussi. Mon deuxième jour au Japon je suis allé au cours du Doshu. Je le vois faire irimi nage et je me suis dit : « Mais qu’est ce que je fais là, il piétine, c’est nul ce qu’il fait. » Et là on comprend que les images que j’avais, ma référence, ce que je trouvais bon, c’est ce que moi j’avais toujours vu. Je ne voyais pas qu’il était souple et mobile. Mes références étaient limitées par mon manque de connaissances.
Vous expliquez que vous suiviez tous les cours, est-ce que vous considérez qu’il est important d’aller voir des enseignants différents ?
Je reviens d’un stage aux Etats-Unis où nous étions plusieurs enseignants, dont Ikeda Hiroshi. On a le même âge, on a beaucoup travaillé ensemble à l’Aïkikaï mais on s’était un peu perdus de vue.
Il a développé une forme d’Aïkido qui est vraiment très particulière, c’est sa forme. Avec des mouvements très courts, le corps un peu penché. Ce n’est pas ce que j’ai envie de faire au niveau technique mais c’est complètement logique et ça marche très bien. J’ai eu beaucoup d’intérêt et j’ai appris beaucoup de choses en le voyant faire même si ma forme est différente.
Dans la mesure où on est capable de reconnaître un enseignement sérieux il est donc intéressant de s’ouvrir pour comprendre d’autres approches, mais il faut prendre garde à ne pas se perdre en essayant de tout intégrer à chaque fois car on ne peut pas changer en permanence de forme de corps et de travail.
Durant votre séjour au Japon vous avez pratiqué le kick boxing au Meïjiro gym à Tokyo. Qu’est ce que cela vous a apporté ?
A l’époque j’étais avec un ami qui s’appelle Lilou Nadenicek et qui pratiquait l’Aïkido et le Karaté. On était jeunes et on allait voir les combats de kick-boxing qui étaient très en vogue.
Et à un moment on a créé avec tous les français qui faisaient des arts martiaux un rendez-vous hebdomadaire le dimanche matin sur la pelouse de l’institut franco japonais. On avait décidé que tous les gens qui voulaient se confronter se retrouveraient là et on mettait des gants, des plastrons et on combattait. On s’est vite aperçus que chaque discipline avait des qualités et des lacunes.
Et un jour avec Lilou on a décidé d’aller voir dans un gym. On est tombés sur le Meijiro gym mais ça aurait pu être n’importe lequel. Quand on est arrivés il y avait deux mecs qui s’entraînaient, Shima, champion du Japon et Fujiwara qui était le plus grand combattant de l’époque. Et après est arrivé Kurosaki, un des meilleurs combattants du Kyokushinkaï.
C’est assez marrant parce qu’on est allés voir Shima. Il était assis à un bureau et il nous demande ce qu’on veut. Bon il faut voir l’ambiance, il fallait rentrer, crier ouss, enlever ses chaussures, son manteau, s’approcher, attendre qu’on nous parle. Tout un rituel. Comme mon copain venait du Karaté heureusement il connaissait tout ça.
Et Shima nous dit « Vous voulez quoi ? ». On lui répond qu’on voudrait s’inscrire. « Ah bon ? Pourquoi ? ». Parce que on voudrait pratiquer un peu. « Ah bon, vous êtes américains ? ». Et pendant un quart d’heure comme ça il nous pose des questions qui n’avaient pas de sens. Et à chaque fois, pourquoi, pourquoi ?
A un moment je regarde mon copain Lilou et je lui dis « Il est bête ou quoi ? ». En fait il ne comprenait pas ce qu’on venait faire là, il ne pouvait pas imaginer ce qu’on pouvait venir faire ici. Maintenant l’époque a changé et ça ne surprendrait probablement personne. Il nous a mis devant une glace et il nous a montré le une deux et il est retourné à son bureau.
Nous après une demi-heure à faire de une deux on se dit il va nous montrer autre chose et on s’arrête. Il hurle alors « Heeee ! » et nous fait signe de continuer. Et puis on est revenus le lendemain. C’est ainsi que ça a commencé.
C’était une ambiance très éloignée de celle de l’Aïkikaï j’imagine.
C’était une ambiance très spéciale. Quand on arrivait on commençait à laver le parquet même si le gars qui venait de partir à l’instant venait de le faire, après on devait bien crier « Ouss, keïko onegaï shimasu ! ». Puis on faisait du saut à la corde, du sac et parfois il venait nous expliquer quelque chose, ou pas.
Finalement on est devenus assez amis, surtout avec Fujiwara qui est un type vraiment très très sympa. Un artiste, il n’y avait que lui qui pouvait faire ce qu’il faisait.
On a suivi des tournois, on a tourné, on a fait quelques combats. Ca m’a permis de voir que ce n’est pas avec un coup de pied ou de poing qu’on tue, ça m’a permis de relativiser, de comprendre que comme le disait Shima, le sac est le seul qui ne rend pas les coups, que même si un adversaire est plus faible on ne sait jamais. Et ça m’a donné une certaine confiance.
Ca m’a aussi beaucoup aidé lorsque je suis rentré en France. J’avais un ami qui est Jean-Pierre Lavoratto, et avec lui s’entraînait l’équipe de France de Karaté. Je suis arrivé un matin et il m’a présenté, voilà il va faire les cours d’Aïkido.
J’ai commencé a faire les footings et m’entraîner avec eux tous les matins. Je leur montrais des trucs et ils m’ont respecté en tant qu’aïkidoka. Je prenais des coups et je leur en donnais.
Est-ce que la pratique de l’Aïkido vous a aidé dans celle du kick boxing ou pas du tout ?
Au début non au contraire parce que j’avais plus tendance à être un esquiveur, par contre ce qui m’a aidé c’est le kenjutsu. En Kashima shin ryu on a un coup très direct avec un départ très rapide et je m’en suis beaucoup servi. Je me mettais un peu comme en waki gamae et j’envoyais la main à la volée comme on enverrait un sabre. J’ai séché beaucoup de monde comme ça. (rires)
Par contre grâce à l’Aïkido j’avais une meilleure vision que celle des kick-boxeurs sur certaines choses. Par exemple je lisais mieux la trajectoire des mawashi geris.
Quelle est selon vous la spécificité de l’Aïkido, qu’est ce qui le démarque des autres pratiques martiales ?
Il y a plusieurs points distincts.
D’abord il y a le côté éducatif. L’Aïkido est un système d’éducation avec un support qui est l’art martial.
Ensuite il y a le côté technique. En Aïkido il y a des principes et des qualités. Les qualités sont plus du domaine de l’inné alors que les principes sont du niveau de l’acquis. Les réflexes sont une qualité, on l’a tant mieux, on ne l’a pas, tant pis. Le shisei par contre est un principe. La vision, la distance qu’on résume par ma-aï, c’est un principe. La recherche d’efficacité maximum avec le minimum d’efforts est un principe.
Pour que l’Aïkido fonctionne il faut donc que tous ces principes soient présents. Plus ils le seront, plus la technique tendra à la perfection.
Le point important différenciant l’Aïkido de la plupart des arts martiaux est que les principes sont les éléments essentiels d’une technique et ne peuvent pas être remplacés par le travail des qualités. On ne peut pas se satisfaire d’une technique qui marche de manière relative grâce aux qualités physiques que sont la force ou la rapidité.
Il y a enfin l’aspect spirituel. Nishio disait que l’Aïkido était le yurusu Budo, le Budo du pardon. Et c’est ça, plus encore que tout le reste qui est une spécificité de l’Aïkido. La notion de respect de l’intégrité. La sienne bien sûr, mais surtout celle du partenaire.
La recherche de l’Aïkido est celle du geste pur en dépit des contraintes que sont les attaques des adversaires dans le respect d’une éthique aux aspirations élevées. Car même si la plupart des Budo préconisent de n’agir que pour se défendre, l’idée de le faire en préservant son partenaire est spécifique à l’Aïkido.
Est-ce que vous considérez que le travail des armes fait partie intégrante de la pratique de l’Aïkido ?
Fondamentalement, non. Mais je vais développer mon point de vue.
A l’Aïkikaï comme vous le savez il n’y a pas de cours d’armes, point final. Il y a quelques bokkens si on veut faire quelques suburis mais il ne faut pas en faire trop et surtout éviter de travailler à deux.
Mais moi j’ai toujours été très intéressé par l’esprit du ken, cette façon d’aller droit dans l’action spécifique du kenjutsu, non circulaire. Et j’ai eu la chance d’être formé en kenjutsu par Inaba senseï au Shiseïkan.
Mais je ne considère pas qu’il est nécessaire de faire des armes pour faire de l’Aïkido. C’est bien d’en faire aussi dans la mesure où c’est un support ludique qui apprends à gérer une autre distance. Mais on peut en dire autant de la boxe ou des disciplines pieds-poings. Ce sont des supports qui peuvent apporter quelques chose, qui sont intéressants qui mais ne sont pas l’essence de l’Aïkido.
J’enseigne toujours le ken dans les stages d’une semaine parce que ça intéresse beaucoup de monde mais c’est un plus, ce n’est pas l’essentiel. Je n’ai rien contre ceux qui développent des systèmes d’armes, mais l’Aïkido c’est l’Aïkido. Les armes ça peut en faire partie mais on peut très bien avoir quelqu’un qui n’a jamais fait de ken de sa vie et qui fait de l’Aïkido correct avec exactement les mêmes sensations.
Est-ce que vous pensez que l’Aïkido doit évoluer dans sa forme et ses techniques ?
Oui, comme toute chose, un Aïkido qui n’évolue pas c’est un Aïkido mort.
En Aïkido les techniques de base sont des katas. Et il est indispensable que tout le monde apprenne ces bases fondamentales. Ensuite il y a les applications. Et à partir de là, et bien heureusement, il y a des gens qui vont aller toujours plus loin. Qui vont créer, inventer, avoir une idée plus fine de la chose et la faire évoluer. C’est pour ça je pense que O senseï n’a jamais dit que l’Aïkido était fini.
Quand je vois ce que des gens comme Yamaguchi senseï ont amené à l’Aïkido au niveau de la liberté je trouve ça exceptionnel. Si on part comme certains du principe que « Mon professeur était le meilleur, et moi je suis le meilleur après le professeur mais vous serez toujours moins bons que moi. », où arrive-t-on au final, ça n’a pas de sens.
Il faut bien sûr être très rigoureux sur les bases et les principes mais toute chose évolue, c’est un processus naturel et il n’y a pas de raisons que l’Aïkido ne le suive pas.
Est-ce que vous pensez qu’il y a des fondements qui sont inaltérables ?
Ce qui est inaltérable et primordial c’est la recherche des principes, de la pureté dans le geste et dans le cœur.
La technique, à la limite, n’est pas inaltérable. Ce qu’il faut comprendre c’est la finalité d’une technique ou d’un type de travail. A partir de là on peut tout à fait imaginer qu’on trouve un jour d’autres techniques, d’autres formes de travail permettant de développer aussi bien ou même mieux l’effet, la qualité ou le principe recherché.
Est-ce que vous pensez que la pratique de l’Aïkido doit évoluer avec l’âge ?
Moi l’Aïkido c’est ma vie. J’ai de plus en plus de plaisir à le faire, de plus en plus d’enthousiasme. Mais effectivement je sens bien que je n’ai plus les mêmes qualités qu’à vingt ans et c’est naturel.
Mais je crois que si on s’est orienté vers une pratique juste fondée sur le travail de la technique et des principes fondamentaux, on croît en efficacité avec le temps. L’erreur c’est de ne pas vouloir vieillir et de vouloir rester sur une pratique fondée sur des qualités physiques qui vont inévitablement en s’amenuisant.
Il y a des jours où je suis en forme, je vais prendre deux aspirines, travailler comme un jeune, bouger énormément, chuter, travailler avec le physique, mais le lendemain je le paye. (rires)
Par contre avec une technique précise on ne perds pas de rapidité. On affine, on apprends avec l’expérience à partir au bon moment avec le minimum d’efforts. C’est cela qui permet de devenir encore plus efficace en prenant de l’âge.
Vous voyagez énormément, est-ce que vous voyez des différences culturelles dans la manière d’aborder l’Aïkido ?
Un problème récurrent est celui du salut à genoux. Comme vous le savez dans la religion musulmane on ne se prosterne que devant Allah. Et le salut japonais est très proche de cela. Pour cette raison de nombreux pratiquants d’Aïkido musulmans ne le font pas.
Moi quand je vais en Algérie par exemple, souvent je suis le seul à faire le salut. C’est difficile comme situation parce qu’ils sont adorables mais il est difficile de faire comprendre qu’il s’agit simplement de prendre conscience qu’avant nous il y a eu une longue transmission qui a eu lieu.
Moi j’ai des élèves musulmans qui ne font pas le salut. Ça ne me dérange pas outre mesure mais je crois que c’est dû à un malentendu sur la signification du geste.
Parfois je me demande comment ils feraient si ils allaient au Japon. Ils pourraient tomber sur un senseï dans un petit dojo qui comprendrait la situation mais au Kyokushinkaï par exemple ils prendraient la porte après avoir pris une raclée.
A l’inverse on voit des pratiquants occidentaux qui n’ont jamais été au Japon qui font le salut shinto qu’on ne fait même pas à l’Aïkikaï.
Pour moi le salut a deux fonctions. C’est d’abord comme je l’ai dit précédemment de remercier toutes les personnes qui ont été les maillons de la transmission jusqu’à nous. Ensuite cela sert à ordonner son corps et son esprit. C’est une préparation à la pratique.
A l’Aïkikaï je rentrais et sortais fréquemment du Dojo pour une raison ou une autre. Des fois il m’arrivait de rentrer pour aller chercher un bokken par exemple et d’expédier le salut un peu rapidement. Eh bien je me disais « Repose le bokken, tu te retournes et tu le refais correctement. ». Ça sert aussi à ne pas se laisser aller.
Que représente le ki pour vous ?
La vie, le souffle de vie qui est en tout. Le problème du ki c’est son écoulement. Si le ki ne s’écoule pas naturellement on est malade, bioki.
Pratiquez-vous des exercices comme le chi-kung ?
J’ai énormément de respect pour le chi-kung, le Taï chi. Mais je pense que leur propos est dans l’écoulement du ki et je pense que l’Aïkido le permet aussi sous une autre forme mais qui est suffisante.
En quelques mots comment définiriez-vous les maîtres suivants :
Moriheï Ueshiba
Je dirai un personnage décalé dans son temps mais dont le message est celui de l’avenir.
Kisshomaru Ueshiba
C’est le respect, la rigueur, celui grâce à qui l’Aïkido dans le monde est ce qu’il est aujourd’hui. Celui qui a accepté la deuxième place, qui a été contesté, qui a assumé la succession. Pour moi c’est vraiment l’image de la responsabilité.
Et les autres n’ont pas été très sympas. Tous les autres, très franchement. Les gens qui sont aujourd’hui les maîtres de l’Aïkido ne sont pas uniquement les élèves d’O senseï. Ce sont avant tout les élèves de Kisshomaru. Ce n’est pas O senseï qui a soixante-dix ans leur a appris à chuter, leur a enseigné ikkyo, nikkyo… Ça les valorise d’avoir connu O senseï, certainement, mais celui qui a vraiment été là, qui leur a enseigné, c’est Kisshomaru.
C’est aussi Kisshomaru qui a donné une bonne image de l’Aïkido à tous points de vue, qui l’a développé. Et il a beaucoup payé de sa personne. Je peux en parler parce qu’en 1980 lorsqu’il y a eu le premier congrès mondial de la FIA à Paris, il y avait le fils Osawa, Moriteru et moi. Nous étions ses trois uke. On était avec lui dans le vestiaire et quand je l’ai vu se changer, il ne faisait pas quarante kilos après son opération. Et quand il est monté sur le tapis c’était d’une dignité, c’était admirable. Il avait un message à transmettre et il est venu. Personne d’autre ne l’aurait fait. Un grand respect pour un maître qui a été trop longtemps mésestimé.
Moriteru Ueshiba
J’ai beaucoup d’espoir en lui parce que c’est un bon aïkidoka, il est moderne et il est intelligent. C’est très dur pour lui aussi mais il a bien su s’affranchir, il prend de plus en plus d’assurance. Il respecte les anciens mais prend ses décisions seul. On l’a souvent mésestimé comme son père mais j’ai beaucoup travaillé avec lui et je sais qu’il tient la route.
Koichi Toheï
Ah c’est spécial Koichi Toheï. J’aimerais faire quelques cours avec lui maintenant. A l’époque je n’aimais pas ce qu’il faisait parce que j’avais l’impression qu’il se moquait de nous. J’allais à ses cours tant qu’il était à l’Aïkikaï mais le côté « Tendez le bras, vous voyez, je vous le plie. Pensez à votre ki, vous voyez, je ne vous le plie plus. » ça ne me convenait pas parce que je savais que ça n’était pas vrai. Mais quelqu’un de très fort, on ne peut pas en douter.
Seïgo Yamaguchi
Le génie des génies, l’homme universel, une intelligence rare que tout le monde reconnaît.
Nobuyoshi Tamura
Beaucoup de respect pour tout le travail qu’il a fait en Europe. Et énormément de respect pour sa technique. Par contre j’ai souvent le sentiment qu’il est mal entouré.
Masamichi Noro
Un homme exceptionnel. Je n’ai jamais été élève de maître Noro parce que j’étais chez Nakazono senseï et il y avait une rivalité entre eux. Mais aujourd’hui nous sommes amis, vraiment très amis. Il a même dit au Doshu « Il faut donner le 8ème dan à Christian ! ». (rires)
Et un parcours exceptionnel. Quand on sait l’accident qu’il a eu, d’où il revient et ce qu’il a fait, c’est formidable. Il a créé son système mais je crois qu’au fond son truc c’est l’Aïkido. Et c’est quelqu’un qui ne pense qu’à une seule chose, et il me le dit constamment, c’est la maison Ueshiba. C’est le giri. Vraiment quelqu’un d’exceptionnel.
Morihiro Saïto
J’ai suivi ses cours quand il enseignait à l’Aïkikaï le dimanche mais je le connais très peu. Un grand respect pour lui, grand technicien cela va sans dire. J’aimerais simplement parfois que certains de ses élèves soient un peu moins intégristes.
C’est vrai que Saïto senseï pensait qu’il avait raison, mais de toutes façons tous les senseïs que j’ai connus pensaient tous qu’ils avaient raison ! (rires)
En avril j’ai un stage d’Aïkido aux Etats-Unis invité par Patricia Hendricks. Elle est très ouverte, à un Aïkido très dynamique qu’elle a développé à partir des bases inculquées par Saïto senseï. Malheureusement je trouve souvent le travail des élèves de Saïto senseï très rigoureux mais beaucoup trop statique.
Mitsurugi Saotome
C’est un très bon ami, on a passé beaucoup de temps ensemble. Il m’a donné énormément de cours particuliers, surtout sur le jo. Tout le jo que j’ai appris vient de lui.
Pour moi c’est l’un des plus beaux Aïkido qui existent au niveau de la forme. Mais à un moment j’ai rompu un peu avec lui parce qu’il ne faisait plus de l’Aïkido, il se perdait dans sa recherche. Il faisait faire kote gaeshi sur chudan tsuki avec le pied, des choses comme ça. Mais il s’est retrouvé et quand il fait de l’Aïkido, c’est le meilleur.
Kazuo Chiba
Un personnage très attachant, une qualité technique exceptionnelle. Mais un côté caractériel et une pratique qui parfois donne l’impression d’une violence inutile.
Votre meilleur souvenir en Aïkido ?
Mon meilleur souvenir est aussi le pire, c’est lorsque j’ai reçu le 7ème dan des mains du Doshu.
C’est un très beau souvenir, un moment très émouvant. Il m’avait invité chez lui et nous étions quatre, lui, son fils Moriteru, mon fils et moi-même. Il était intubé par le nez, on a passé une petite heure ensemble et je savais que c’était la dernière fois que je le voyais.
C’est un beau souvenir parce que ça venait de lui, un mauvais souvenir parce que je savais que je ne le reverrai plus.
Le 7ème dan en lui-même était sans importance. Je savais depuis longtemps que je serai 7ème dan un jour. Ce qui m’a fait plaisir c’est la reconnaissance, de savoir que oui, effectivement pour un occidental c’était possible de devenir un véritable 7ème dan. Quand je dis véritable c’est-à-dire Aïkikaï, pas un 7ème dan d’un groupe qui s’auto décerne des diplômes.
Votre souvenir le plus drôle en Aïkido.
Oh j’en ai plusieurs. Un jour j’étais en démonstration avec le Doshu et ça faisait 20mn que j’attendais à genoux. Et au moment où il tend la main vers moi pour m’appeler je me lève, plus de genoux. Je m’écroule devant lui et impossible de me relever. Je n’avais plus de sang dans les jambes.
Une autre fois dans une démonstration il y avait un vieux monsieur japonais qui avait un peu trop bu avant. Et il n’avait pas vu qu’il avait mis les deux pieds dans la même jambe du hakama ! Et toute la démonstration s’est passée comme ça, c’était pas mal.
Vous sortez un nouveau DVD, pouvez-vous nous en parler un peu ?
Je viens de terminer un nouveau DVD qui est actuellement sous presse et qui va s’appeler « Applications ». C’est quelque chose de nouveau par rapport aux supports d’enseignements classiques. Il y a en fait deux axes. Dans la première partie je pars de techniques épurées exécutées de manière fluide que je décline. L’idée est de montrer des choses nouvelles et d’autres sous un angle neuf.
Dans la seconde partie j’explique comment travailler sur des attaques telles que mae geri (coup de pied de face), mawashi geri (coup de pied circulaire), etc… Je ne reviens pas sur les techniques basiques qui consistent à prendre la jambe puis à projeter, mais je propose un travail basé sur les pivots, les esquives. L’idée était de montrer à un aïkidoka comment puiser dans son art les réponses à des frappes fréquentes dans le monde des arts martiaux actuels et souvent délaissées dans notre pratique.
Une solution par exemple sur un mae geri est de balayer la jambe d’attaque et d’initier une frappe au visage du partenaire qui par sa réaction nous permet d’appliquer kote gaeshi.
Ce n’est pas un travail que tout le monde va faire, mais je pense que cela répondra à beaucoup d’interrogations dans le monde de l’Aïkido où de nombreux pratiquants se sentent démunis face à ce type de situations. Après il est difficile de faire travailler ce genre de chose régulièrement au dojo où le manque de temps oblige souvent à se consacrer aux fondamentaux. Parce que travailler ce genre de techniques nécessite aussi l’apprentissage de ces attaques et il y a une partie des pratiquants que cela n’intéresse pas forcément. Mais avec ce DVD les aïkidokas disposeront des outils nécessaires à la compréhension de ce travail.
Interview de Christian Tissier 7e Dan : L’aïkido en système d’éducation
Extraits d’une interview où Christian Tissier livre des réflexions plus théoriques sur sa pratique et l’évolution de l’Aïkido, menée par Ivan Bel et Christophe Erard et publiée en 2008 sur le blog de ce dernier Vie au Japon et pratique de l’Aïkido
Guillaume Erard : (…) La recherche de l’esthétisme est-elle une composante importante de votre Aïkido ?
Christian Tissier : Quand je fais une technique, je ne recherche pas l’esthétisme. Le propos de l’aïkido, c’est une recherche d’idéal de pureté par le geste en dépit d’une contrainte physique représentée par un partenaire-adversaire. Donc, dès l’instant où cette contrainte va être résolue, avec une recherche à la fois de précision, de placement, d’économie, le mouvement sera forcément de plus en plus pur. Et plus il est pur, plus il est naturel, donc esthétique. Mais il n’y a pas une recherche de l’esthétisme en particulier. L’Aïkido c’est un art, martial certes, mais c’est un art. Dès le moment où l’on utilise le corps avec cette optique, inévitablement on doit travailler la pureté du geste. L’esthétisme est la résultante de ce travail.
Ivan Bel : Quand on vous voit pratiquer, on perçoit une grande décontraction dans le mouvement (…)
Christian Tissier : (…) Pour répondre au sujet de la décontraction, l’un des autres aspects du Budo est la suppression des craintes. Vouloir devenir plus fort que tout le monde n’a pas de sens. Il faut simplement travailler à supprimer ses propres craintes. C’est pourquoi tout le système d’éducation que l’on met en place vise à supprimer les sentiments de refus, d’exclusion, de non-communication. Plus on va gommer les craintes, plus on va aller vers les autres, mais cela ne signifie nullement que l’on va devenir invincible. A mon avis, plus une technique est maîtrisée, épurée, plus elle permet de travailler sur soi, de comprendre et de résoudre ses craintes et plus elle permet une communication aisée par le geste. La décontraction nait alors spontanément de tout cela.
Guillaume Erard: Au sujet de la communication, vous mettez un accent particulier sur la relation entre Uke et Tori, où chacun doit faire son maximum pour faire progresser l’autre. Mais bien souvent cet aspect est perçu comme de la connivence.
Christian Tissier : C’est très mal interpréter cette relation que de voir les choses comme cela. Il ne peut pas y avoir de système d’enseignement sans code. Si on décide de faire un match de tennis, je vais venir avec une raquette. Mais si vous venez en face avec une batte de base-ball on va avoir du mal à jouer ensemble et à se renvoyer la balle ! Donc dans un système, quel qu’il soit, on va définir des codes : on a un Kimono blanc c’est un code ; on est sur tapis c’est aussi un code ; et puis le choix de faire katatedori en départ arrêté c’est encore un code, ce n’est pas une action. La preuve c’est qu’on ne tire pas, on ne pousse pas et on ne frappe pas. On laisse à l’autre la possibilité de travailler. On établit donc des codes et, par rapport à ces codes, on va pouvoir s’organiser et mettre en place la technique.
(…) Mais la finalité, et c’est ce qui moi m’intéresse, c’est de pouvoir pratiquer avec des gens qui n’ont pas les mêmes codes que moi, voire des gens qui n’ont pas de code du tout, et que ça fonctionne quand même ! C’est pourquoi j’aime bien prendre des gens que je ne connais pas, des gens qui sont débutants, des grands, des gros, des karatéka, des judoka. J’aime bien travailler avec tout le monde parce que je peux montrer que la technique peut fonctionner sans code : il s’agit là de l’application de la technique. Mais avant d’en arriver là, l’apprentissage de la technique ne peut fonctionner, au départ, que sur des codes (…).
Guillaume Erard : Vous dites souvent que l’Aïkido est un système d’éducation avec un support martial. Selon vous, qu’est-ce que les gens développent dans ce système ?
Christian Tissier : Alors là, c’est très variable selon les individus. Mais si on parle de l’Aïkido en tant que système d’éducation, il faut se rappeler que le cadre est martial. C’est un cadre librement choisi. On pourrait choisir la peinture, la sculpture, le zen ou bien d’autres choses. Ce qui pousse les gens vers un art martial est parfois un goût pour la bagarre ou la confrontation, je n’en sais rien. Mais nous, on a choisi un art martial. Dans un art martial, il y a forcément les notions de contrainte et de sanction. Et c’est tout notre système d’éducation, dont le but est de progresser en tant qu’être humain, qui va reposer sur cette notion de martialité. C’est ce qui fait que chaque erreur doit être sanctionnée, soit par le professeur, soit par l’impossibilité de faire aboutir la technique. Mais cette sanction, comme ce n’est pas pour de vrai mais que l’on est sur le tapis, est une nouvelle chance pour recommencer. Il faut profiter de cette nouvelle chance, non pas pour recommencer la même erreur, mais pour relancer un mouvement dans laquelle l’erreur est gommée.
Quand on y pense les gens disent souvent : « progresser c’est faire mieux ». Je ne suis pas d’accord. Pour moi progresser c’est faire de moins en moins d’erreurs, de parfaire ses mouvements et de ne plus présenter d’ouverture. Or, le propre du Budo c’est l’absence d’ouverture, waki ga nai, c’est-à-dire ne jamais prêter le flanc soit par une action, soit par des paroles, soit par un désordre quelconque (…).
Guillaume Erard : Tout le monde connaît la relation très forte que vous avez eue avec Yamaguchi Senseï. Diriez-vous, en termes de pratique, que vous avez développé un autre style que le sien ou bien êtes-vous son fidèle reflet ?
Christian Tissier : J’ai deux maîtres principaux qui ont eu une grande influence sur ma pratique. Ce sont le second Doshu Ueshiba Kisshomaru surtout en ce qui concerne les techniques de base, et Yamaguchi Senseï pour la technique en général, mais pour beaucoup plus que cela ; pour la liberté, pour le sens de l’application des techniques, pour la rigueur. C’était une relation filiale que j’avais avec lui, à tel point qu’à la fin de sa vie il se cherchait une maison sur la Côte d’Azur pour habiter près de chez moi. Alors, pour répondre à la question, je ne sais pas si je fais du Yamaguchi ou pas, car ce n’est pas mon propos en tant qu’enseignant. De plus, il ne voulait pas que l’on soit esclave de sa technique et cela ne lui aurait sans doute pas fait plaisir que je sois son clone. J’ai surtout intégré les principes qu’il m’a transmis.
Guillaume Erard : On entend parfois parler d’Aikido d’avant-guerre et d’Aikido d’après-guerre, en opposant ancien et moderne. Vous qui avez été acteur et moteur de l’Aikido en France, qu’est-ce qui a changé selon vous ?
Christian Tissier : C’est amusant cette question parce que lorsque je suis rentré du Japon, les gens ont dit que ce que je faisais était différent. Le problème c’est que je revenais de sept ans à l’Aikikai. J’avais donc plus conscience que c’était ceux qui étaient restés qui faisaient quelque chose de différent. Moi je ne répétais que ce que j’avais appris au Hombu Dojo. Je n’ai pas inventé les techniques. De plus, j’ai été reconnu par mes pairs dès mes 24 ans, j’ai été considéré comme un élève particulier du second Doshu, j’étais très proche de Yamaguchi Senseï, donc je pense honnêtement que je n’ai pas été acteur d’un changement dans la pratique de l’Aikido (…).
Cependant, c’est vrai qu’il y a une évolution, mais alors c’est celle des enseignants qui au cours d’une vie évoluent. (…) Ce que je veux dire c’est que, quand on a 20 ans il faut avoir 20 ans sur le tatami, et puis après on change de pratique, de statut et d’âge bien sûr…
Enfin, c’est vrai que l’Aïkido a évolué comme n’importe quelle activité, si on compare les Uke des débuts de l’Aïkido avec les gens d’aujourd’hui qui ont une image très différente de leur art et des techniques. Cela s’explique parce que les premiers Uke étaient des judoka. Aujourd’hui les pratiquants bougent plus spontanément, plus rapidement et donc forcément la technique n’est pas la même qu’aux débuts (…).
Et puis on ne peut pas dire que l’Aïkido est figé. Il évolue constamment et bien heureusement, sinon dans 50 ans il n’y a plus d’Aïkido ! Ce qui est immuable, ce sont les principes (…).
Ivan Bel : (…) Vous qui avez été le premier Shihan non Japonais, cela vous rappelle-t-il des souvenirs ?
Christian Tissier : (…) Lorsque j’étais 6e Dan, ce titre n’était pas formalisé. Je recevais un mot de l’Aïkikaï, ou une lettre d’Endo Sensei, et il arrivait qu’on m’appelle « Tissier Shihan », mais ce n’était pas clair parce que le titre n’était pas décerné. Au bout d’un moment il y a eu une petite polémique dans Aïkido Today où Saotome Mitsugi et d’autres Shihan donnaient leurs positions à ce sujet et faisaient part de leur avis. À partir de là, l’Aïkikaï a décidé de clarifier les choses en décernant le titre officiellement (…).
Ivan Bel : Avec la montée qualitative des pratiquants d’Aïkido et des enseignants, n’y a-t-il pas un moment où l’on pourra se dire « pourquoi ne pas se passer du Japon finalement ? ».
Christian Tissier : Oui on peut se passer du Japon, comme le Japon pourrait se passer de l’Occident. Mais cela me semble très important de ne pas sous-estimer l’interaction qui existe entre les deux.
Sur le plan technique uniquement, on est adulte et compétent, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, pour transmettre l’Aïkido. Mais je trouve qu’il est toujours intéressant de retourner aux sources, parce qu’il y a une dimension de l’enseignement qui est différente (…).
Ce qui va manquer à un Japonais c’est l’analyse de l’Aïkido. Heureusement ce n’est pas le cas de tout le monde. Mais en général, la pédagogie ce n’est pas leur fort ! Pourquoi une technique est comme ceci ou cela ? « Ben, parce que c’est comme ça », voilà la réponse typique que l’on reçoit au Japon. Aussi un Senseï de là-bas, tout 8e Dan qu’il soit, serait probablement recalé en pédagogie au Brevet d’État chez nous… J’ai souvent discuté avec Endo Senseï qui est pourtant mon Sempaï, à ce sujet. Il me demandait de temps en temps si sur telle ou telle technique, existait une version Ura. Notre logique cartésienne et notre analyse nous ont permis de décortiquer très tôt toutes les techniques et de les cataloguer. On leur apporte beaucoup dans ce sens-là. A contrario, ils n’ont pas la même culture que nous, et par conséquent pas la même façon d’aborder les problèmes. Les Japonais vont mettre le doute dans mes certitudes, sur des notions très fines, et cela me bouscule et me permet d’avancer. Car le doute oblige à se remettre en cause. Donc pour résumer, oui dans l’absolu on peut se passer du Japon, mais on y perdrait beaucoup.